“Ward & cartouches” est une exposition de céramiques, vidéos et installations réalisée en 2016 à la galerie Alain Nadau, Gammarth, Tunisie.
“Comment donner un visage à son époque ?…
Surement pas en cherchant à l’illustrer, à la commenter ou à la suivre. Elle reste de toute façon opaque à elle même et à notre regard. « On n’y voit rien ! », pour reprendre la magistrale expression du critique Daniel Arasse, qui a su nous apprendre à regarder, les détails, et bien au-delà. Tenter d’y voir clair, d’entrer dans son temps, non pas les yeux fermés, ou obscurcis par tant d’images saturées, mais les yeux grands ouverts à ce qui advient et peut encore nous étonner et même nous surprendre. Les angles morts de notre époque sont là et nous ne savons pas les discerner, les sortir de leur éloquente obscurité. Silence retentissant. Pas de mots, pas de visages et pas d’œuvres…Et bien non justement, il existe des œuvres qui nous parlent, qui nous captent et nous éclairent sur notre époque. C’est ce que nous donnent à voir Houda Ghorbel et Wadi Mhiri dans leur nouvelle création « Ward et cartouches ».
J’ai eu l’occasion de les rencontrer à l’occasion de l’exposition « Traces, fragments d’une Tunisie contemporaine », présentée au Mucem, en deux mouvements, en 2015 et 2016.
Déjà leur création vidéo « Perles de famille », avait fait apparaître l’insaisissable, la mémoire fugitive des histoires de famille, ces vielles images qui ressurgissent par le geste de la main qui découvre ce qui est enfoui. Geste tendre, régulier qui caresse la graine et nous fait entrer dans un monde disparu qui n’est pas pour autant aboli. Nous en gardons la trace, logée au plus profond de nous même, de notre histoire et il suffit d’une œuvre sensible et juste comme celle là pour laisser affleurer ce que nous espérions ne jamais avoir perdu. Les graines du temps alliées aux images du passé, sans nostalgie, mais dans la fidélité à une histoire, à une généalogie qui nous a fait et qui nous maintient debout.
« Une œuvre d’art devrait toujours nous apprendre que nous n’avions pas vu ce que nous croyons voir », remarquait Paul Valéry. C’est ce pas de côté, ce décentrement du regard, cet écart suggéré par une œuvre qui la rend nécessaire.
Comment donner un visage à son époque ?…
Ce n’est surement pas un pseudo art de la révolution qui peut en rendre compte. Un tel horizon d’attente, le plus souvent extérieur, fabrique du factice, des artefacts ou des produits de circonstance, formatés et attendus. « L’art comptant pour rien », porté par le marché, commenté par des critiques assermentés et désiré par des acheteurs à la vue basse ne produit rien d’autre que lui même, de la spéculation, parfois un placement intéressant, mais il ne dit rien de notre époque. Il glisse et nous laisse volontiers indifférents, inertes et ennuyés par tant de vacuité.
C’est à l’exact opposé que se situent Houda Ghorbel et Wadi Mhiri. « L’obscurantisme a injecté des balles parfumées à l’eau sanglante dans les roses du printemps pour un avenir mystérieux ». Notre monde commun, la Méditerranée des deux rives, vit en effet des temps obscurs, de propagation de la violence et de la haine. Attentats, répressions, régressions, le cycle est enclenché et nous risquons de ne pas en sortir avant longtemps.
Mais qu’y a t-il après le désastre ?
Le rêve persistant n’est pas aboli. Consentir au désastre est une façon de le perpétuer. Le regarder bien en face, le défier, le dessiner, comme jadis Goya a su le faire apparaître avec ses « désastres de la guerre », n’est en rien le célébrer. C’est ce que cherchent, à leur façon et selon leur propre chemin Houda Ghorbel et Wadi Mhiri.
Ils donnent un visage à leur époque et ce visage est meurtri, fracturé, sidéré. « Garde à vous ! », l’interpellation est lancée. Prenez garde à vous… ou tenez vous droit, obéissant, prêt à marcher au pas. Un, deux, un deux, undeux, les mots se télescopent devant l’injonction militaire et la pensée unique ou binaire. Les sept têtes accrochées au mur, façonnées par Houda Ghorbel, nous regardent, nous éveillent et nous inquiètent. Elles sont traversées par un plan qui tranche les hémisphères du cerveau en deux, profils ouverts et meurtris, deux visages en une même tête, comme si le monde nous divisait, irrémédiablement. Le masque lointain hérité de la statuaire antique, presque lisse, harmonieux, modelé tout en finesse, est une partie de la tête alors que l’autre partie est rongée par le temps, par l’informe, par ce monde qui se défait sous nos yeux. Miroir opaque d’une moitié du visage qui appelle l’inconnu, et qui ne voit pas ce qui advient juste de l’autre côté. Pourquoi ignorer, occulter, l’autre moitié du monde ? Elle est là et habite nos têtes ensevelies par l’obscur.
« Garde à vous ! », oui, prenez garde à vous, ne vous laissez pas emporter par la force des choses, par cette séparation qui nous menace, par cette lobotomie qui tranche les derniers espoirs déposés au plus profond de notre inconscience.
Il est vrai que nos pensées sont « canalisées »…L’installation de Houda Ghorbel, toute en tuyaux surmontés de têtes fait écho à son interpellation, « Garde à vous ! ». Nous ne nous appartenons plus, de grandes machineries, ces machines désirantes jadis révélées par Deleuze et Guattari, fabriquent nos imaginaires et nous mettent sur des rails dont il est si difficile de sortir. La violence circule, irrigue notre regard stupéfait par autant d’images frontales, brutales, insensées. Nous sommes branchés sur les tuyaux du monde et de ses déjections qui se déposent lentement dans nos têtes, cloutées et meurtries. Bouche ouverte, interdite, qui n’articule plus de mots mais un cri, un souffle, anus du monde en lieu et place des lèvres qui ne nous parlent plus pour dire le monde. Des tuyaux et des têtes, rien de plus, sinon ces connexions qui nous agissent, nous fabriquent et nous laissent inhumains, sur le bord du monde.
Gare à vous, si vous vous laissez canaliser, semble nous dire l’artiste de ses mains qui façonnent et qui sculptent notre temps.
« Le sexe, le sang et la mort, face à l’héritage de la noblesse du monde », observait jadis André Malraux méditant sur la place de l’art et de la création devant nos passions tristes, nos obsessions.
Wadi Mhiri choisit une approche frontale, faite de cartouches et d’obus qu’il nous met devant les yeux, tels des objets du quotidien. « Djihad al nikah », cette pratique insensée d’un djihad du sexe, « traité de la soumission volontaire », parfois, au nom d’une supposée injonction sacrée pour soutenir les combattants, qui se transforment le plus souvent en actes de prédation sur les femmes, enlevées et traitées comme du bétail, pensons aux femmes yézidi prises et violées en Irak par ces desperados en rut qui se prennent pour des héros d’un nouveau genre. Bas les masques et bas les voiles, un lit et des cartouches, face à face, et rien de plus. L’amour un pistolet sur la tempe !
Quelle régression si l’on pense aux figures poétiques de l’amour héritées de la civilisation de l’islam, au fameux Collier de la colombe d’Ibn Hazm, par exemple, filmé et réinventé par le cinéaste Nacer Khémir qui nous fait percevoir toute la beauté et la délicatesse des relations amoureuses. Nous en sommes loin aujourd’hui avec le « Djihad al nikah », hymne à la brutalité, à la possession d’une proie, transpercée par des balles, ou égorgée en plein jour pour avoir donné le sein à un enfant dans la rue. De telles histoires foisonnent malheureusement en Syrie, en Irak et dans de nombreuses régions du monde arabe aujourd’hui.
Comment donner un visage à son époque ?
Des cartouches et des obus, détournés, qui servent de cadran solaire pour « Les cinq moments de la journée », autre installation de Wadi Mhiri. Prières profanes, dévoyées, explosives, qui rythment la journée du pieu combattant impie, fasciné par la guerre. Les obus nous regardent, ironiques et obscènes, nouveau cadran solaire d’un monde qui ne tourne décidément plus rond. Comment échapper à l’emprise de cette ombre ? Par la liberté de penser, justement, par l’humour, le rire, le devoir d’insolence, d’irrévérence même devant tant d’aveuglement.
Wadi Mhiri a la douceur tranquille de nous présenter obus et cartouches, de les mettre en scène dans leur banalité du mal, sans qu’il nous soit possible de détourner les yeux, de faire comme si on ne les voyait pas. Non non, ils sont là ces obus, décorés même de fleurs bleues, formes oblongues et désirantes, presque ridicules dans leur côté kitsch, tels ces obus/objets sculptés par les poilus de la guerre de 14, transformés parfois en vase pour fleurs coupées.
« Le bleu du mal », installation qui présente une série de sept obus posés sur un socle blanc avec un afficheur compte à rebours, nous met entre les yeux une douceur explosive. Ces objets peints semblent inoffensifs mais le compte à rebours est lancé et il ne s’arrêtera pas. Jusqu’à l’explosion finale ?
Qu’y a t-il après le désastre ?
Le paradis de l’au-delà, le grand néant du rien, l’apocalypse joyeuse ? Qui peut prétendre le savoir ?
Dans le chemin qui est le notre, dans notre époque troublée, il reste au moins des éclaircies et quelques œuvres qui nous parlent, telles celles de Houda Ghorbel et de Wadi Mhiri.”
Texte écrit par Thierry Fabre